4 janvier 2023
Interview de Frédéric Fréry, professeur de stratégie à l’ESCP et à CentraleSupélec
Comment être certain d’adopter une stratégie judicieuse quand on est chef d’entreprise ?
Fondamentalement, une bonne stratégie consiste à identifier le grand défi pour son entreprise, puis à mettre en place les moyens et les ressources nécessaires pour l’atteindre. Une stratégie pertinente repose donc sur la maîtrise de l’art de choisir. Or, choisir, c’est renoncer : les ressources de l’entreprise ne sont pas illimitées, il s’agit donc de les allouer avec discernement. Le dirigeant a une stratégie éclairée à partir du moment où il a décidé de ce qu’il ne fera pas.
Fin stratège : est-ce choisir ou renoncer ?
J’aime bien ce dicton d’entrepreneur qui dit : « si tu veux faire du chiffre, il faut dire oui, mais si tu veux faire du résultat, il faut apprendre à dire non.» En disant oui à tout, l’entreprise augmente son volume d’affaires. Le risque est de développer des activités pas toujours cohérentes les unes avec les autres, pour lesquelles on ne dispose pas des compétences nécessaires. Si on cherche à tout faire, on ne peut pas tout bien faire. Arrêtons de parler de chiffre d’affaires et de parts de marché. Le succès stratégique, cela se mesure en termes de rentabilité et de parts de profits. Se focaliser sur le chiffre d’affaires et les records de volume ne dit rien du succès stratégique.
Success story en renoncement : Apple
Parmi les plus grands succès stratégiques, il y a des histoires de renoncement. Apple a choisi de développer des produits très chers. Ils savent que 80 % des clients ne peuvent pas s’acheter leurs appareils. De fait, leur part de marché mondiale est inférieure à 20 % sur les smartphones. Steve Jobs était aussi fier de ce qu’Apple avait fait que de ce qu’ils n’avaient pas fait. Chez lui, renoncer était un chemin vers une stratégie qui faisait sens.
Avez-vous un exemple d’entreprise qui n’a pas su renoncer ?
L’entreprise Yahoo! est une bonne illustration de ce travers. Yahoo! avait adopté une stratégie qui consistait à proposer tous les services possibles sur Internet. Malheureusement, on n’a jamais pu identifier en quoi Yahoo! était particulièrement la meilleure, et l’entreprise a fini par avoir des pertes équivalentes à son chiffre d’affaires. Cette dispersion, c’est l’inverse d’une bonne stratégie.
Dirigeant : cap ou pas cap ?
Le pire en stratégie est d’adopter le comportement d’une girouette. Ceux qui disent oui à tout n’ont pas de cap, pas d’orientation stratégique : ils sont un bouchon à la surface, une feuille dans le vent. Cela peut leur permettre de traverser des tempêtes, mais en aucun cas ils ne pourront construire un véritable succès. Le succès, cela implique une cohérence et une constance dans l’allocation des ressources et des compétences.
Le rappel du cap, un point fixe à ne pas lâcher
Une des missions fondamentales du dirigeant est de fixer le cap et de s’y tenir. Je me souviens d’un dirigeant, qui disait, mon métier, c’est d’aller dans toutes les réunions où on me demande d’aller et de répéter toujours le même message : rappeler quelle est notre stratégie. En effet, emportés par le quotidien, les collaborateurs peuvent aisément oublier la stratégie. Il est donc important de la rappeler fréquemment. Si c’est le dirigeant qui conçoit la stratégie, ce sont les collaborateurs qui la font exister.
Comment cultiver les choix ? La parabole du jardinier
Le stratège est avant tout un jardinier. Il doit fixer le cap, préparer le terrain, planter des graines, puis attendre de voir ce qui pousse. Si ce qui pousse est ce qui était prévu, pas de problème, le cap est maintenu. En revanche, très souvent, émergent des choses imprévues. Le stratège doit alors arbitrer : il doit tenir dans une main un sécateur, et dans l’autre un tuteur. Faut-il éliminer les imprévus ou au contraire les accepter ? Faut-il donner sa chance à l’inattendu ou s’en tenir au plan établi ? Contrairement à une image répandue, le stratège n’est pas un joueur d’échecs, une intelligence surplombante qui prévoit plusieurs coups à l’avance, mais plutôt celui qui sème et qui récolte. Le stratège n’est pas au-dessus, il est présent avant pour fixer le cap et après pour arbitrer selon les circonstances.