18 juillet 2019
Altitude et attitude, quand la montagne invite à repenser l’expression du leadership. Echange avec Blaise Agresti.
En quoi la montagne permet-elle d’ouvrir une voie vers la connaissance de soi ?
La montagne offre un espace immense et dépouillé. Tout est plus grand qu’à l’échelle humaine car c’est un univers qui dépasse les dimensions habituelles de notre quotidien. L’immensité de la montagne nous renvoie à notre petitesse d’être humain. Le rapport au temps, à l’espace et aux autres en est considérablement modifié.
Cet univers permet de recréer un lien entre « soi et soi » et entre « soi et les autres ». Dès qu’il sort du refuge, dans cet espace immense, l’homme mesure sa fragilité et sa vulnérabilité. Sa place n’est plus celle qu’il a « en bas » dans la cité. Il est clairement plus exposé. Cet environnement crée des conditions favorables à une meilleure compréhension de soi. L’homme peut ainsi se situer dans une nouvelle perspective et une vision différente de sa place dans l’univers. Il n’est plus le centre de tout.
Le pouvoir d’émerveillement agit comme un catalyseur. En montagne, la contemplation du paysage, des glaciers et des sommets, génère une émotion distincte d’un plaisir immédiat et furtif. La réaction physiologique est comparable à un sentiment qui dure. Les visages s’éclairent. Les corps se délient, se dénouent. La beauté des paysages remplit. La montagne est un concentré de vide, de hauteur, de verticalité… . Elle incarne l’inconnu hors des repères habituels.
Que se passe-t-il quand on est novice ? Le corps répond-il à cet effort ?
L’expérience de la haute montagne crée un rapport différent à notre corps. En alpinisme, il faut être capable de marcher sur une arête enneigée, cheminer sur des vires étroites, grimper, côtoyer le vide. Les premières heures, beaucoup de personnes ne se sentent pas capables de faire. La peur et l’appréhension prennent le dessus. Pas à pas, la confiance s’installe et permet de repousser cette appréhension. Puis, très vite, on découvre en soi des capacités et des habilités insoupçonnées. Un peu comme un enfant qui apprend à monter à l’arbre et se rend compte tout à coup que c’est possible. Au bureau, dans nos vies urbaines et assises, la sédentarité nous prive de nos sensations et de notre agilité. Dans l’univers de l’entreprise, se mettre debout lors d’une réunion de travail ou marcher pour partager des informations ou des idées avec un collaborateur permet de créer les conditions du mouvement dynamique et d’une pensée créative. Cela semble simple mais l’acceptation d’un déséquilibre physique ouvre un horizon nouveau sur le plan intellectuel.
Dans quelle mesure la montagne permet de mieux maîtriser ses peurs ?
En montagne, il est naturel d’avoir peur du vide car la verticalité s’impose à soi et peut envahir nos pensées. L’appréhension la plus forte est celle de la chute. C’est une peur primale et métaphorique. En surmontant cette peur, on peut réapprendre une forme de liberté. Le médiateur, le guide de haute montagne ou le dirigeant qui accompagne et qui guide, est là pour vous accompagner à surmonter cette peur du vide. Avec des gestes simples, une attention à chaque instant, le guide recrée une capacité à surmonter les épreuves. Ainsi, le corps et l’esprit peuvent à nouveau fonctionner ensemble, s’accorder et s’aligner. Cet alignement est fondamental pour progresser vers le sommet.
L’ascension modifie-t-elle les liens ?
L’ascension abolit le jeu social, les hiérarchies et les manifestations de pouvoir. On a besoin des autres à chaque instant. En position plus fragile, on met en place des relations nouvelles car chacun doit pouvoir s’appuyer sur les autres, encordé dans un rapport de vérité. Mais pour bien collaborer « en haut » dans les montagnes, il faut renoncer au jeu social d’« en bas », aux postures et à la politique.
En haut, les statuts sont abolis. De nouvelles hiérarchies s’imposent. Plus naturelles. Le guide ne doit pas être le chef autoritaire. Il est un facilitateur qui permet à chacun d’installer une coopération bienveillante. Si le guide prend le pouvoir, il réinstaure insidieusement les rapports anciens. Ceux d’en bas. Progressivement, chacun peut reprendre le pouvoir avec ses propres compétences et ses facultés d’adaptation personnelles. Le guide doit être à l’écoute des signaux faibles, percevoir les vides et les pleins des réactions et des liens de la cordée. Ainsi, la magie de la cordée s’opère. Une collaboration féconde s’installe. Elle se fonde sur ce qu’on est et non pas sur ce que l’on représente. Cette magie, cette résonance, doit sonner juste sinon le groupe ne pourrait ni avancer, ni progresser, ni renoncer sans frustration.
La solidarité qui s’est exprimée dans des moments faciles ou plus délicats repose sur un mécanisme qui s’est affranchi de la quête frénétique de la performance. Le guide doit pouvoir symboliquement être le gardien de cela. Le sommet n’est pas une obsession. Seul le cheminement est porteur de sens. Pour garantir ce lien puissant créé en altitude et éviter qu’il ne se perde au retour dans la vallée, chacun doit absolument comprendre le fondement même de cette collaboration et les mécanismes qui la nourrissent.
La corde relie entre elles les personnes physiquement. Quel est son rôle ?
Au sens premier, la corde relie le premier au deuxième, le deuxième au troisième et ainsi de suite. Le premier fait la trace mais il doit aussi s’adapter au rythme du plus faible. Il y a un premier qui exerce une forme de leadership, donne le cap, oriente et permet l’émergence d’un collectif. Ce lien peut être formel ou informel. A un certain moment, les personnes qui forment la cordée n’ont plus besoin de se parler pour se comprendre. La communication non verbale prend le pas sur la parole. Une petite musique de connivence s’installe. La corde exprime une symbolique puissante qui évoque nos interdépendances. Elle rappelle aussi le lien mère – enfant. Mais au cours de l’ascension, la relation n’est jamais figée et les rôles peuvent s’inverser au fil des décisions et en fonction des aptitudes personnelles face aux épreuves. La communication dans la cordée est fondée sur la confiance et le compagnonnage. A l’instar de la relation manager-collaborateur, mais cette fois-ci sous une forme nouvelle, plus organique. En créant cette interaction au niveau du binôme, on peut élargir ensuite la confiance à d’autres et constituer un groupe par agrégat. Mais si l’interaction initiale ne fonctionne pas, difficile de structurer un collectif.
Comment nos capacités d’adaptation sont-elles engagées ?
Un sommet s’envisage dans sa puissance symbolique, sa difficulté et sa complexité en lien avec les conditions du moment. Il faut donc l’aborder avec humilité. Gravir un sommet, c’est aussi fractionner l’ascension par étapes et segmenter le cheminement. L’ascension se fait par itérations successives en tenant compte des informations à sa portée… . Si les conditions météos tiennent, je peux poursuivre encore ou m’adapter. Tout au long du parcours, les indicateurs sont réversibles. La cordée progresse en expérimentant, étapes après étapes. Le groupe fonde ses choix sur le consensus véritable en posant les options de manière lucide et en les partageant régulièrement. Même si la décision n’est pas parfaite, le consensus véritable est fondamental pour une adhésion de tous. Chacun fera tout pour que ce qui a été décidé se réalise. La clef de la cohésion est l’objectif commun. Le groupe prend le risque de se fissurer en cas de renoncement ou d’adaptation de l’objectif. La performance n’est pas d’arriver au sommet. Parfois, on ne l’atteint pas à quelques mètres près. Si on arrive à désacraliser cette idée du sommet, on libère les équipes d’une pression insoutenable. Chacun peut éprouver un sentiment de plénitude à faire simplement cordée avec les autres. L’accomplissement vient donc de cette idée de cheminement et de la cordée qui fait « humanité ». En entreprise, comme dans le projet de gravir un sommet, quand les collaborateurs ont intériorisé cette coopération, une forme d’intelligence collective nouvelle se met en mouvement…
A la Convention, Univers montagne / Jeudi et vendredi / live expérientiel / Apprendre de l’altitude avec Blaise Agresti et Erik Decamp