11 juillet 2019
Etre geek, est-ce un concept dépassé ? Regards croisés de deux experts Apm Laurence Devillairs et Christophe Bourseiller.
• Connecté ou trop connecté ? Est-ce la question ?
Christophe Bourseiller : On a tous vécu la sidération d’internet, comme un mouvement nous emportant avec une grande lame de fond vers l’hyperconnexion… Notre génération a été et demeure fortement impressionnée par cet outil puissant, qui rend possible des connections à l’échelle planétaire. Aujourd’hui, encore internet est une source d’éblouissement fasciné pour cette génération. C’est toujours « extraordinaire ». Ce caractère quasi sacré est très ancré dans les faits et gestes de notre quotidien. Au contraire, la jeune génération vit au milieu des objets connectés comme si ces objets et usages étaient « ordinaires ». Ils sont nés dedans. Pour ces jeunes, la notion de geeks ou de non geeks est floue, voire n’existe pas. Tous les usages associés au net font partie de la normalité. Certaines communautés sont totalement hostiles aux objets connectés.
• Vous, qui étudiez les mouvements extrémistes et minoritaires, y-a-t-il des enseignements à retirer de ces signaux faibles émergents ?
Christophe Bourseiller : ZAD, slowlife…. Certaines communautés prônent un retour à la nature et expriment un rejet de toutes les connexions. Leurs idées peuvent nourrir nos réflexions. D’abord, elles manifestent une grande méfiance vis à vis des nouvelles technologies. Ces groupes veulent être en dehors de la connexion et militent pour une déconnexion salvatrice. Leurs revendications prennent la forme d’une contre-culture. Ils recherchent par exemple l’anonymat là où internet provoque une surexposition. A l’ère 2.0, c’est quasiment impossible de ne pas être identifié partout. Ces mouvements sont très méfiants vis à vis du suivi et du contrôle du web. Les nouvelles technologies imposent à l’individu une dictature du tout connecté.. être disponible en permanence, répondre vite, recevoir une multitude d’informations …
• Qu’est-ce que l’hyperconnexion a changé dans nos vies ?
Laurence Devillairs : Spontanément, je dirais l’ubiquité et l’instantanéité. L’ubiquité. Aujourd’hui, le smartphone nous permet d’être partout à la fois et d’agir en simultané. Parler au téléphone, écrire un mail, regarder une vidéo, être ici et là. Auparavant, ce qui nous définissait en tant qu’humain, c’était précisément l’unicité de lieu. Seul le « divin » avait ce don d’ubiquité. L’instantanéité change nos usages. Nous devons répondre vite. Comme une injonction. C’est un changement considérable qui modifie nos vies. La question n’est plus de savoir si on est connecté ou pas. La connexion succède à la déconnection. Un exemple éloquent. Les personnes passent un week-end à la campagne et vivent ce temps comme une déconnection. Mais rapidement, les portables vont être rallumés et les photos du week-end seront vite postés sur facebook. Cela montre qu’il est désormais difficile de vivre sans ces objets connectés. Connectés ou pas, nous sommes dans le monde de la connexion.
• Comment échapper à ce monde de geeks ?
Laurence Devillairs : La vraie question est peut-être ailleurs. Puisqu'il est si difficile de s'échapper. Et si pour vivre, ne devrions-nous pas réinventer notre rapport au temps ? Pour bien comprendre cette possibilité, le philosophe Bergson nous propose de regarder un sucre fondre. Ce temps-là est un temps qui dure. Si je veux boire de l’eau sucrée, je dois attendre que ce sucre fonde. Et bien cette expérience nous montre combien nous pouvons profiter de ce temps qui dure et nous appartient. Chacun est libre d’en faire quelque chose. Ce temps pour vivre est un temps qui dépasse totalement la notion de connexion-reconnexion. Un instant chasse l’autre ? Là, le sucre qui fond nous laisse du temps.
• Ainsi pour vivre, comment réenchanter nos vies dans ce monde de geeks ?
Laurence Devillairs : Pour mieux vivre, protégeons nos traces. Avec internet, nos lettres d’amour deviennent des SMS. Que restera-t-il de ces archives ? Nous confondons notre mémoire qui « engramme » nos souvenirs avec la mémoire de nos iphones. Internet met à notre disposition beaucoup de notions de prêt à penser. Les savoirs sont présentés comme des « prêts à consommer ». Ils sont souvent faciles à lire, ne nécessitent aucun effort. Dans l’effort pour apprendre, on redécouvre le plaisir d’être soi. Le présent a plus de poids : il dure.
A la Convention, Univers Cité / regards croisées / Laurence Devillairs et Christophe Bourseiller – Être geek, est-ce un concept dépassé ? – Vendredi matin.